Les mondes barbares

 

Pour comprendre pourquoi les peuples barbares, jusqu’alors calmes,

se mettent en mouvement, il est nécessaire de connaître leur aire

d’expansion. Cette aire a été fortement comprimée au IIe siècle par

les Empires vainqueurs. Au IIIe siècle, les Barbares commencent alors

à se sentir à l’étroit, car la précarité de leur civilisation vient d’une

étroite dépendance alimentaire avec leurs zones d’installation ; un

genre de vie particulier caractérise chacune. On peut distinguer trois

aires : une maritime, côtes de la mer du Nord et de la mer Baltique,

une forestière, depuis l’Ardenne par les plaines germaniques et le;

monts hercyniens ou les Carpates jusqu’à la taïga sibérienne, une

aire des steppes, enfin.

C’est de cette dernière, en contact direct avec

les Empires, où les conditions de vie sont les plus instables et le

tempérament le plus guerrier, que partiront les assauts les plus terri

bles contre les empires. En conséquence, nous laisserons de côté une

étude qui analyserait les Germains, les Slaves, les FinnoOugriens

les Iraniens, les Turco-Mongols, les Arabes, etc., pour saisir plutôt

les influences mutuelles et les causes de la supériorité des Barbares

au IIIe siècle, et tout particulièrement de celle des Goths.

La mer et les peuples maritimes

À partir de l’embouchure du Rhin et sur toutes les rives de la mer

du Nord, de la Baltique et de la péninsule Scandinave,

vivent des

peuplades germaniques. Au début du siècle, d’importants change

ments se manifestent parmi eux. À travers les marécages et les forêts

intérieures, le long des estuaires et des canaux séparant les îles côtiè

res, se déplacent et se forment

des peuplades nouvelles : derrière les

Bataves du Rhin inférieur apparaissent les Frisons et les Francs. Les

Saxons quittent l’isthme danois et glissent vers le sud-ouest en se

soumettant les Chauques, les Angrivariens et les Chérusques, ce qui

leur donne la maîtrise des bouches de l’Elbe. Leurs voisins, les

Angles, tiennent alors l’isthme danois. La péninsule, elle, voit

débar

quer depuis les îles de Fionie et de Seeland les Hérules qui se mêlent

aux Danois et aux Jutes qui donneront plus tard leur nom au pays.Une autre partie des Hérules rejoint les Goths sur les rives de la Vistule. Débarqués de l’île de Burgondharholm (aujourd’hui Bornholm),les Burgondes ont gagné la Poméranie et sont talonnés

à leur tour par une autre peuplade qui vient de l’île de Rùgen, les

Ruges. Tous ces mouvements datent de la fin du IIe siècle et modi

fient sensiblement la Germanie telle que Tacite la connaissait. Il est

certain que les peuples côtiers sont pris par un grand élan, peut-être

démographique. Les nombreuses fouilles de sépultures et les décou

vertes de sanctuaires religieux témoignent, en effet, d’un change

ment dans le monde de vie.

 

Alors que les recherches archéologiques nous révélaient, pour la

période antérieure, une population paysanne sacrifiant les produits

de son élevage, moutons, bovins, chevaux, porcs et chiens, à ses

dieux et pratiquant fort peu l’agriculture, si ce n’est

de manière rudi

mentaire, le bâton à fouir lui servant de charrue, à partir de 200, les

offrandes de ces mêmes peuples

changent radicalement, au point

d’effacer les anciennes modes. C’est un milieu guerrier qui offre des

armes, des équipements de cavaliers, du butin pris aux Romains, etc.

Les monnaies romaines sont très abondantes jusqu’en 211, comme à Thorsberg, par exemple. Cette preuve de l’importance du commerce et de l’enrichissement des Barbares est corroborée par des offrandes d’anneaux d’or datées des années 200. Prenons donc, pour seul exemple de cette croissance des peuples germaniques, les fouilles de ce sanctuaire de Thorsberg (dans l’isthme danois en Allemagne du Nord).

La civilisation des Angles, dont c’était le sanctuaire,se révèle comme une société aristocratique et guerrière pratiquant

l’élevage du cheval et des moutons.

 Des filets de pêche bien conser

vés nous montrent le rôle important que joue la mer. Les tissus

retrouvés prouvent une grande habileté dans la filature et le tissage. 

La teinture de la laine à l’indigo est pratiquée. La nourriture est à

base de viande, de poisson, de beurre et de céréales. La mode même

nous est connue, tel un nœud de cheveux subsistant sur la tempe

droite d’un crâne. Les techniques commencent à se développer, sur

tout le travail de l’or et des métaux précieux. Les artisans locaux

savent travailler un casque romain ou un masque de visage romain

en argent, en les ornant de motifs animaliers purement germani

ques. Le fer ayant disparu, son travail ne nous est pas connu. Mais

l’art par excellence est celui du bois :

les charpentiers nordiques

savent fabriquer des chars avec des roues à jantes et à rayons,

toutes

sortes d’objets quotidiens, jusqu’aux maisons du village et aux

bateaux.

C’est grâce à la présence du tanin contenu dans les racines des chê

nes qui s’enfonçaient dans les marais côtiers se transformant lente

ment en tourbières que des bateaux barbares ont pu être conservés

et retrouvés, comme à Nydam, dans la même région occupée par les

Angles. On peut voir encore aujourd’hui, au musée de Schleswig, un

très beau bateau de chêne

de 22,84 m de longueur hors tout et de

3,26 m de largeur, attribué au IIIe ou au IVe siècle. C’est l’instrument

des Grandes Invasions par mer, l’ancêtre des drakkars vikings. Capa

ble de résister aux mers démontées bien que non ponté, il peut

emporter quarante-cinq hommes d’équipage, dont trente-six

rameurs. Le pilote, installé à l’arrière, dirige le bateau à l’aide d’une

forte rame attachée au flanc droit. C’est un moyen de transport idéal

pour se déplacer à travers les innombrables chenaux des îles danoi

ses et longer les côtes. C’est ainsi que les premières pirateries des

Angles, des Saxons ou des Frisons, parfois même des Francs, ont

commencé au IV siècle. D’autres trouvailles à côté de ce bateau ont

révélé une telle

abondance d’armes, des centaines de pointes de

lance, une centaine d’épées, des arcs, des flèches, des haches, des

boucliers, que l’on est obligé d’en déduire, en voyant la signature

d’artisans celto-romains, comme Coccillus, sur certaines lames, qu’il

s’agit d’offrandes d’un butin aux dieux de la part d’une peuplade

guerrière et maritime.

Cela nous amène à chercher quelle pouvait être la religion de ces peuples germaniques.

Les légendes orales tardivement écrites durant le haut Moyen Âge, les inscriptions en caractères runiques dont la plus ancienne a justement été découverte à Thorsberg et qui avaient

un caractère magique, jalousement gardées qu’elles étaient par les

prêtres nous permettent de deviner a posteriori, par comparaison

avec l’archéologie, ce qu’étaient leurs conceptions religieuses.

D’après Vedda, le dieu principal serait Thor, dieu du tonnerre et de la force guerrière, . l’homme de bois qui se tient en dehors sur la lande et auquel des vêtements sont apportés en don sacrificiel :Thorsberg, « la montagne de Thor », petite butte dominant un marecage serait peut-être alors son sanctuaire, d’autant plus que les tas

de pierre qui l’entourent, appelés horgr dans les sources nordiques,

désignent une ancienne forme de lieu saint. D’autres dieux sont

adorés, tel Njôdr et sa parèdre la déesse Nerthus, dont parle Tacite ;

elle règne sur le vent, apaise la mer, protège les chasseurs et les

pêcheurs et habite dans un sanctuaire composé de bateaux. Nydam

était peutêtre un lieu sacré de ce genre, le bateau ayant peutêtre

été coulé à l’intention de la déesse. On a mis au jour deux troncs

d’arbres fourchus sculptés en forme d’homme et de femme qui pour

raient représenter un couple de « dieux du marais » de la fécondité. 

Ainsi les principes de la guerre et de la fécondité dominent la men

talité de ces peuples. Une preuve éclatante nous en est fournie par

la découverte dans les marais de cadavres admirablement conserves. 

Hommes et femmes avaient été tués avant d’être enfouis sous des

pierres , les guerriers aux mains liées avaient été condamnes pour

leur lâcheté au combat, les femmes avaient les yeux bandés pour

adultère. Dans d’autres cas, il s’agissait de sacrifices humains a la

déesse de la fécondité.

Au total, les peuples maritimes germaniques sont donc en pleine

expansion . L’arrêt des trouvailles de monnaies après les

années 220 prouve que la piraterie succède au commerce, tandis

que l’abondance des offrandes guerrières jusque vers les années 400

prouve leurs victoires et annonce les grands mouvements de dépla

cement de ces marins. C’est au v siècle que les Angles décident a

Thorsberg d’aller s’installer en Bretagne romaine qui deviendra alors

l’Angleterre.

La forêt : Germains, Slaves et FinnoOugriens

Entre le Rhin, le Danube et la Vistule s’étend le monde germanique,pays de forêts de chênes, de marais et de fleuves indolents.

 Là se trouvent les Germains de l’Ouest que nous opposerons aux Ger

mains de l’Est qui se déplacent de la Vistule à l’Ukraine.

 Autour des

marécages du Pripet et sur le Borysthène supérieur (le Dniepr) se

trouvent les Slaves. Enfin, au nord, dans la taïga balte et russe, les

peuples FinnoOugriens.

Dans le premier groupe de populations, la situation géographique

n’est plus la même qu’au temps de Tacite. Les Francs sont apparus

sur la rive droite du Rhin. Les peuplades suèves, hermondures et

thuringiennes se sont plus ou moins amalgamées en un grand

ensemble instable qui prend le nom d’Alamans (Allé men en germa

nique, les « hommes de toute race ») et dont nous avons tiré le mot

Allemands. Leur centre de gravité se situe sur le Main. Les Marco

mans et les Quades bordent toujours la rive gauche du Danube. Sur

l’Elbe moyen vivent les Lombards. Sur le haut Oder, les Vandales

Silings qui donnèrent leur nom à la Silésie ; poussés par les Burgon

des qui occupent les terres entre Elbe, Oder et Vistule, euxmêmes

talonnés par les Ruges, ils se déplacent et installent un de leur

groupe, les Hasdings, en Slovaquie actuelle.

La structure familiale est toujours aussi forte, chaque membre étant

solidaire du sort de chacun. Il n’y a pas d’État, mais des communau

tés de familles. Le fils, impatient de recevoir ses armes, ne peut le

faire qu’à l’âge de douze ou quinze ans, lorsque son père se dessaisit

à son endroit du mund, autorité absolue, et lui donne l’épée longue,

le bouclier rond, le scramasax, sorte de long poignard de 50 cm de

long à un seul tranchant, et la francisque, hache de jet. Cette arme,

parfaitement équilibrée, n’a rien à voir avec la hache à double tran

chant des Cretois, avec laquelle elle a été longtemps confondue;

elle est constituée par un fer dont l’angle avec le manche est calculé

de telle sorte qu’elle puisse s’enfoncer net dans l’adversaire sur

lequel elle atterrit. Le Germain est donc d’abord un fantassin, mais

il n’oublie pas, dans ses formations de combat, le rôle du cheval. 

Ces hordes de guerriers forment, sous l’autorité d’un chef, des tribus

groupant 3 000 à 8 000 individus toujours plus ou moins errants. En

effet, leur agriculture itinérante reste dérisoire par ses résultats : les

clairières, épuisées après avoir donné quatre ou cinq récoltes

d’avoine ou de seigle, sont souvent abandonnées. On laisse les hut

tes couvertes de roseaux, on rassemble les troupeaux, on entasse

hardes, femmes et enfants dans des chariots et l’on cherche de meil

leures terres en défrichant à la hache d’autres emplacements ; il en

résulte des heurts entre tribus rivales. Ou bien encore, si l’on se sent

suffisamment forts et nombreux, on attaque les terres et les villes

des sédentaires abritées par le limes. Comme ce dernier est parfois

vide de troupes au IIIe siècle, il est difficile de résister à pareille tenta

tion. Le pillage est donc l’occupation essentielle du Germain, qu’il

soit marin ou fantassin. Ses légendes mettent en relief le héros valeu

reux protégé par Wotan, le dieu de la guerre, et Freyr, le dieu de la

fécondité. Dans les Nibelungen, la légende de Wieland le forgeron

nous montre la nouvelle technique des armes germaniques. Par

deux fois, il découpe une épée en petits morceaux et les donne à

manger mêlés à de la farine à des oiseaux affamés. Il recueille les

excréments et en forge une nouvelle épée plus petite mais de qualité

supérieure, capable de trancher un flocon de laine de trois pieds

d’épaisseur, que porte le courant d’une rivière contre son tranchant ! 

L’archéologie et les analyses de laboratoire confirment ce qu’il y a

de vrai dans cette légende. Les épées franques trouvées dans les tom

bes, une fois analysées, révèlent que les techniques du recuit et des

forgeages successifs que l’on a employés permettent d’obtenir un

acier soudé d’une qualité extraordinaire. Les pointes des épées

romaines de Nydam étaient de ce type. En revanche l’épée des guer

riers francs l’est en entier, grâce aux tranchants d’acier soudés rap

portés qui la composent. Nous verrons d’où venait le procédé. Ainsi

les peuples germaniques sontils en passe d’être supérieurs aux

Romains par leur armement moderne.

Par contre, aucun changement n’affecte les peuples slaves et finno-

ougriens. Ce sont les seuls à ne pas faire parler d’eux. Ils compren

nent les Wendes, à l’ouest de leur habitat, et les Antes, à l’est. Leur

civilisation est analogue à celle des Germains, mais a subi des

influences diverses, dont celles des Sarmates qui les jouxtent au sud.

 

Au nord, ils sont au contact des Baltes qu’ils repoussent entre le

Niémen et la Duna. Ces derniers peuples, encore moins civilisés,

comportent les Estes, les Finnois, les Lapons, les Tcheremisses, les

Mordvines, les Vorgouls, les Ostiaks et enfin les Hongrois. Issus de

la Volga moyenne et de l’Oural, ils occupent un domaine qui s’étend

à travers la taïga de l’Ienisseï à la Baltique. Ils ne connaissent pas

l’agriculture et vivent de la pêche et de l’élevage du renne qui, avec

le chien, est le seul animal domestique. Ils en sont réduits à monter

l’élan et, durant le IVe siècle, au contact des Alains ils apprendront

l’usage du cheval. Les fouilles opérées sur les bords de l’Oka et de la

Kama révèlent l’importance de ces contacts : en échange des fourru

res, ils achètent les bijoux de l’art des steppes. Leur religion est à

base de magie et de captation des forces vives contenues dans l’ani

mal. Les chamans sont les interprètes de cette religion et leur procu

rent recettes et sortilèges qui leur donneront le contact avec les

dieux et l’extase guerrière qu’excite le son du tympanon dans les

cérémonies. Mais ces peuples restent isolés jusqu’à la fin du V siècle,

date à laquelle ils prennent connaissance du monde de la steppe.

La steppe : les nomades à cheval.

Sarmates, Huns et Hiong-nou

Le domaine des steppes comporte deux espèces différentes : au nord,

celles qui longent les forêts et vont de la Mandchourie

par la Mongo

lie, la Khazarie, l’Ukraine, la Moldavie, la Dobroudja, la Valachie,

jusqu’à l’Alfôld, c’est-à-dire l’actuelle plaine hongroise. Au sud, cel

les qui longent les déserts, depuis les steppes du Tarim, du Turkes

tan, des plateaux iraniens, des bords du désert syrien et égyptien, de

Cyrenaïque et de Tripolitaine jusqu’aux hauts plateaux marocains,

La première est celle du cheval, la deuxième devient celle du droma

daire. Toutes deux sont d’excellentes routes d’invasion permettant

de tourner ou d’attaquer les grands empires. Si nous examinons les

steppes eurasiatiques, trois types de nomades peuvent être distin

gués : les Indo-Européens, les Turco-Mongols, et les Paléo-Sibériens,

autrement dit les Sarmates, les Huns et les Hiongnou. La partie occi

dentale des steppes est occupée par les premiers, les seconds résident

au IIIe siècle entre les monts Altaï et l’Ienisseï, les troisièmes au-delà.

Les Sarmates, de race indo-européenne, sont donc apparentés aux Iraniens. Ils viennent d’éliminer leurs frères de race les Scythes, dont quelques-uns subsistent en Crimée et en Dobroudja, que l’on appelle, pour cette raison, la petite Scythie. Certaines tribus sarmates touchent la frontière romaine, telles celles des lazyges, occupant la plaine poussiéreuse de la Tisza, en Hongrie, et des Roxolans, installés en Valachie, près du limes dace. Mais les principales tribus sarmates sont les Ossètes, dans le Caucase, et les Alains. Au IIe siècle, les Alainsoccupaient encore la steppe aralo-caspienne où les avaient quittés leurs parents, les Çaka et les Kushâna. Au IIIe siècle, ils nomadisent

depuis les frontières iraniennes et l’Oural jusqu’au Don. Aux dires d’Ammien Marcellin qui les décrit à la fin du IVe siècle : « Les Alains sont presque tous beaux et nobles, les cheveux modérément blonds,l’œil farouche, rapides grâce à la légèreté de leurs chevaux, égaux presque en tout aux Huns, mais plus doux cependant, quant à la

manière de vivre. Ils vont, volant et chassant jusqu’au Marais Méotique (la mer d’Azov) et au Bosphore Cimmérien et se déplacent même jusqu’en Arménie et en Médie. Alors que, pour l’homme tranquille et paisible, la douceur de vivre consiste dans le loisir, ils ne sont heureux qu’au milieu des périls et des guerres. Ils estiment bienheureux celui qui a versé son âme au combat. Ils couvrent de railleries atroces les vieillards et ceux qui sont morts de maladie,comme s’ils étaient des dégénérés et des lâches; mais il n’y a rien

dont ils ne se vantent avec plus d’orgueil que d’avoir tué un homme. 

En guise de dépouilles glorieuses, ils attachent à leurs chevaux de

guerre les têtes arrachées aux cadavres et comme des décorations les

scalps des vaincus. On ne voit chez eux ni temple, ni sanctuaire et

l’on ne peut jamais apercevoir une cabane ni même un toit couvert

de chaume ; mais ils adorent avec respect une épée fichée en terre,

symbole de Mars, le prince des régions qu’ils parcourent. Ils ignorent

ce qu’est la servitude, tous sont nés d’un sang noble : même mainte

nant ils ne choisissent leurs rois qu’après les avoir vus pendant

longtemps faire leurs preuves à la guerre. » II s’agit donc de purs

nomades cavaliers se déplaçant dans la «terre des herbes». Leurs

chevaux sont réputés. Celui d’Hadrien s’appelait Alanus Caesarus

Veredus ; il venait des bords du Borysthène (le Dniepr). A une date

inconnue, ils adoptèrent peut-être l’étrier qui donne une meilleure

assise et permet au cavalier, en faisant corps avec son cheval, d’ aller

plus vite Avec leurs chariots au toit arrondi couvert d’écorces, qu ils

groupent en cercle le soir venu afin d’abriter bêtes et gens à l’inté

rieur ils peuvent parvenir où ils veulent. C’est ainsi qu’ils sont

entrés en contact avec les royaumes grécoromains du Bosphore

Cimmérien (Crimée) dont les villes principales sont Panticapee sur

la péninsule de Kertch’, Eupatoria en Crimée, Olbia sur l’estuaire de

l’Hypanis (Boug) et Tyras à l’embouchure du Tyras (Dniestr). Les

fouilles des sépultures, par leurs fresques et leur mobilier, ont mon

tré quelle influence ces cités grecques fortement iranisées ont eue

sur les Sarmates et les Alains. Les grands propriétaires grecs venaient

passer l’été sous la tente des nomades pour surveiller les récoltes de

blé dont ils avaient développé la culture. L’hiver, ils revenaient vivre

dans leurs villes. Ce sont eux qui, probablement, sont à l’origine de

leur armement tout à fait iranien. Les cavaliers et les chevaux sont

couverts d’une cuirasse à lamelles : ce sont les cataphractes. Coiffés

d’un casque à fermoir, ils utilisent l’épée à deux mains, la longue

lance l’arc à double courbure. Ils chargent en masse, font volte

face et repartent. Ce sont, comme les Parthes, les véritables « chars

·            d’assaut » de l’Antiquité.

Leurs sépultures, sortes de grands tertres en forme de tumulus, appelées kourganes, et qui ont été fouillées en Russie du Sud, révèlent,en particulier celles du Kouban, d’admirables trésors. Ils sont notre

principale source d’information sur l’art sarmate, c’estàdire l’art

des steppes. N’ayant pas d’habitation fixe ni de richesse immobi

lière, ils concentrent tout leur luxe sur les équipements militaires, l

les harnachements de chevaux et les bijoux. Des plaques de bronze

représentent des combats d’animaux, des plaques de ceinturon niel

lées d’argent, des courbes entrelacées, bref tout un ensemble de

bijoux d’où la représentation humaine est bannie. 

Encore plus cruels et plus proches de la force animale sont les Huns.

Leur origine a été longtemps discutée. D’après les dernières recherches, il semble qu’un groupe de Hiongnou, réfugié à la suite de sesdéfaites devant la Chine dans l’Altaï oriental, leur ait apporté quelques traits de leur civilisation, mais ils n’en sont pas le noyau constitutif. Ces TurcoMongols de langue altaïque nous sont mieuxconnus maintenant grâce aux fouilles soviétiques qui ont permis dedélimiter leur culture, la « culture de Tachtik », qui se déroule duIer au IVe siècle. Ils sont assez proches des Alains par leur vie. Comme eux, ce sont des chasseurs de têtes : ils scient le crâne de leurs enne

mis au ras des sourcils, le gainent de cuir, l’enchâssent d’or et depierres précieuses et s’en servent de coupe à boire. Leurs kourganessont immenses, certaines ont 250 mètres de circonférence et comptent jusqu’à 150 ou 200 tombes. Autour du chef, en effet, on égorgeait ses femmes, ses serviteurs, des prisonniers de guerre et desesclaves. On a retrouvé les cadavres de ces derniers autour des kourganes. Seuls les riches cavaliers étaient enterrés dans ces hypogéesénormes. Les agriculteurs locaux, soumis aux vainqueurs, étaient,eux, inhumés en pleine terre. À l’intérieur des tertres funéraires, ondisposait des chevaux sacrifiés destinés à accompagner le mort dansl’audelà, des armes et des bijoux ; ceci nous permet de remarquer

que les cavaliers Huns n’étaient pas cuirassés : ce sont des cavalierslégers utilisant des arcs sarmates de 0,92 m dont certains sont recouverts d’or. On connaît le texte trop célèbre, parce que trop cité,d’Ammien Marcellin sur ces cavaliers qui attendrissent leur viandedéposée sous la selle en s’asseyant dessus, mais ce que l’on remarquefort peu, ce sont les lignes suivantes : « À l’attaque d’un retranchement, au pillage d’un camp ennemi, leur rapidité est si grande qu’on

n’a pas le temps de les apercevoir. On les considère comme les guerriers les plus redoutables qui soient : de loin, ils lancent des trait!dont la pointe est faite, au lieu de fer, d’os aigus assemblés avec umhabileté remarquable ; de près, ils engagent le fer sans souci de leur vie. Cependant que leur adversaire suit des yeux la menace du glaive, ils le ligotent d’un lasso qui enveloppe ses membres et paralyse ses mouvements, qu’il soit piéton ou cavalier. » C’est donc unautre type de cavalier tout aussi efficace que celui que nous avons rencontré chez les Parthes, eux aussi anciens nomades issus desmêmes régions. Le fer devient un produit de base pour leurs armes :ils ont probablement transmis aux tribus germaniques l’acier soudé

inventé en Inde et en Chine. Dans les kourganes, à côté des plaques de ceinturon gravées portant des représentations chinoises de chevaux, on a retrouvé, près des cendres du chef, des masques mortuaires dont le type mongoloïde est de plus en plus fréquent. À l’extérieur de certains de ces tombeaux, on trouvait parfois des mannequins de sacs de cuir bourrés d’herbes et peints, représentant les morts. Enfin, les chamans accrochaient au sommet de longues perches des têtes d’oiseau, symbole de l’âme. Rien ne devait être plus impressionnant que ces monticules piqués d’épouvantails et de mâts ornés de crânes autour desquels tournoyaient des rapaces

criards. Que font ces redoutables tribus hunniques au IIIe siècle ? Chassées

par l’expansion des SienPei, elles franchissent l’Ienisseï. Autour des

monts Altaï, elles laissent certaines peuplades protobulgares, les

Huns dits Hephtalites, qui s’installent entre le Tchou et l’Ili et vont

menacer l’Inde et l’Iran. D’autres, renforcées par les Hiongnou écra

sés par les SienPei, restent dans les monts Altaï et prennent le nom

de T’ou Kieu : ce sont les ancêtres des Turcs qui formeront la qua

trième vague des Invasions Barbares, après celle des Germains, des

Slaves et des Arabes. Quant au gros des Huns, ne pouvant s’attaquer

au limes Kushâna de l’laxarte, ni au Khurâsân fortifié par les Sassani

des, il ne leur reste qu’une voie libre : l’ouest. Ils suivent la ceinture

des prairies, franchissent l’Ob, l’Irtych, l’Oural. Lorsqu’on 370/375,

ils traverseront la Volga, ils déclencheront les Grandes Invasions.

Seuls à ne pas se déplacer vers l’ouest, les Hiongnou, les « hommes cruels », et les SienPei, de race paléo-sibérienne, sont attirés par laChine. Le principal point cardinal est pour eux le sud. Depuis 123,les deux peuplades sont confondues. Seuls les Hiongnou du Sud,installés comme fédérés dans la boucle de l’Ordos, ont un mode devie qui n’est plus nomade. Les SienPei, restés à l’âge du bronze, ontrattrapé leur retard en adoptant le procédé de l’acier soudé que des réfugiés chinois leur ont appris à la fin du siècle précédent. Leur organisation est celle, très ancienne, des Hiong-nou. À leur tête, un chanyu, assisté par deux grands dignitaires, réside sur le haut Orkhon, fleuve de Mongolie, qui se jette dans le lac Baïkal. Leurs possessions vont de la Mandchourie aux sources de l’Irtych. Leur

société est organisée comme une armée. Tout jeune, le Hiong-nou

monte un mouton et tire avec un petit arc les rats et les renards,

Lorsqu’il a la force de bander de grands arcs, il s’exerce à devenir un

tireur d’élite afin de faire partie des meilleurs archers, les « Tireur

d’aigles ». Leur manière de vivre est assez semblable à celle des Sar

mates et des Huns. Ils se nourrissent de la viande et du lait que leui

procurent la chasse et les troupeaux de bœufs, de moutons et de

chameaux qu’ils suivent durant leurs parcours. Ils couchent sous des

tentes de feutre, s’habillent d’une grande « robe flottante descen

dant à mijambe, fendue sur les côtés et serrée par une ceinture », e

d’un pantalon flottant fermé à la cheville par une courroie, tou

comme leurs manches, afin de se protéger du froid. Ils se couvren

enfin d’un bonnet et d’une veste de fourrure, portent des soulier

de cuir. L’étui de l’arc pend sur la cuisse gauche, attaché à la cein

ture, de même que le carquois qui est incliné en travers des reins

de manière que l’on puisse prendre les flèches avec la main droite

Ils portent la natte. Leur tête rasée, ronde et très grosse, aux pom

mettes saillantes, porte une moustache et une touffe de poils raide

au menton. Leurs sourcils épais et leurs yeux bridés cachent un

pupille ardente. À l’automne, « lorsque les chevaux sont gras », un

chanyu les réunit et dénombre hommes et chevaux. Leur tactique

est celle des archers montés : elle consiste, lorsqu’ils sont surpris a

cours de leurs raids de pillage, à fuir, puis à se rabattre sur l’ennemi

qui les poursuit. Pour eux, guerre et chasse sont identiques. Les

bronzes des Ordos, les plaques de ceinturon des tombes du lac Baï

kal, les agrafes d’or et les pièces d’équipement de Minoussinsk, parti

culièrement abondants au IIIe siècle, sont couverts de combats de

chevaux, de cerfs, de tigres, d’ours, d’animaux fantastiques à plu

sieurs têtes où se combinent le loup avec l’aigle, le dragon avec 1e

renne, etc.

On remarque, en particulier, le motif du glouton bondi;

sant sur l’échiné de l’élan et qui signifie, dans le monde des cha

mans, la prise de possession du terrain. À ces croyances totémique

les Hiong-nou ajoutaient le culte de Tangri, le Ciel, plus ou moins

inspiré par la Chine. Tels sont les nomades des steppes : cavaliers;

cuirassés ou archers montés cherchant

l’extase guerrière, s’assimi

lant aux animaux, puissants par leurs armes nouvelles et la rapidité

de leurs déplacements, ils n’arrivent pas à former des États, mais

sont parfaitement capables de les détruire.

 

La steppe : les nomades à dromadaires,

Arabes, Blemmyes et Berbères

En bordure des déserts, au sud des Empires iranien et romain, un

autre monde nomade, encore plus individualiste que le premier,

connaît d’importants changements, grâce à l’extension de l’emploi

du dromadaire. C’est en Arabie, surtout, que les changements sont

les plus nets. En Afrique, ils sont plus tardifs. La richesse des royau

mes de l’Arabie

caravanes. C’est ainsi que les Tanùkh, issus de

l’Arabie du Sud, fondent, à partir d’un

campement de huttes et de

tentes, la ville de Hirâ, près de l’Euphrate. D’autres s’installent près

du port de SpasinouCharax, petite royauté parthe indépendante.

On les appela les Characeni ou Sarraceni, dont nous avons fait Sarrasins. Vers 270, Djadhima, « roi des Tanùkh », crée une dynastie àHirâ La ville comporte deux classes à l’intérieur : les Tanùkh et lesIbad ; une troisième, les étrangers, est à l’extérieur. On retrouve la même division à La Mecque où les nobles, les Quraychites, sont dans la ville et où les étrangers, Bédouins et Abyssins, composent l’armée à l’extérieur. Une inscription de 328 nous révèle que Hirâ est passée aux mains des Banû Lakhm et que son roi, Imru’ alQays,s’intitule « Roi de tous les Arabes ». Ainsi apparaît, à la limite du désert sur la rive droite de l’Euphrate, le grand royaume des Lakhmi des, enrichi par la maîtrise des pistes qui mènent de Palmyre au golfe Persique ou bien en Arabie Heureuse. Face au limes romain, la

même évolution a lieu. Des Bédouins se fixent, tels les Safaïtes, au sud de Damas, ou les Thamùd qui, vers 250, jouent un rôle commercial important. Au ni6 siècle, une autre souveraineté arabe les coiffe,celle des Rhassanides, autour de Djâbiya, de plus en plus maîtres des routes de l’encens aboutissant à l’Empire romain. L’armée de ces royaumes arabes reste nomade. Avec leurs dromadaires, ils parcourent plus vite les pistes que les caravanes. Leurs troupes sont essentiellement des archers montés. En hiver, les Bédouins font paître leurs troupeaux de chèvres, de moutons et de chevaux en plein cœur cet usage qu’à la fin du IVsiècle seulement

 

La grande poussée du IIIe siècle événement qui

permit à l’un de ces peuples de connaître et de pratiquer les trois

genres de vie que nous avons rencontrés jusqu’ici, à savoir celui des

marins, celui des fantassins des forêts et celui des cavaliers des step

pes. Il s’agit des Germains de l’est dont nous n’avons pas parlé à

dessein jusqu’ici et que l’on connaît sous le nom général de Goths. 

Ce furent d’abord des marins Scandinaves. Originaires du Vâstergôt

land et de l’Ôstergotland en Suède et de l’île de Gotland en mer

Baltique, ils traversent avant le IVe siècle cette étendue d’eau pour

s’installer sur l’estuaire de la Vistule. On ne sait ce qui a provoqué

cette migration. Toujours est-il que ce sont eux qui, en se déplaçant,

provoquent les grands mouvements qui secouent les peuples germa

niques. Ils traversent l’actuelle plaine de Pologne durant le IIe siècle,

provoquent l’invasion de 166 à laquelle fit face Marc Aurèle, puis,

entre 180 et 230, longeant le flanc nord des Carpates, ils débouchent

sur la steppe de Russie du Sud. Avec les Gépides, une partie d’entre

eux resta dans la zone frontière entre le Dniestr et le limes dacique.

On les appellera Tervinges (habitants des forêts) ou encore Wisigoths (Goths sages). La deuxième partie, avec les Hérules ramassés

au passage, s’installa dans la prairie ukrainienne jusqu’en Crimée et

prit le nom de Greutungs (habitants des champs) ou encore d’Ostro

goths (Goths brillants). Ils se soumirent bientôt les Sarmates, s’alliè

rent avec les Alains et prirent Olbia en 230. Là, ils se laissèrent

profondément influencer par la civilisation grécoiranienne des

royaumes du Bosphore Cimmérien et formèrent un immense

empire en deux royaumes du Danube au Don. À partir de 214, sous

le règne de Caracalla, l’Empire romain leur achetait la paix et des

troupes par un versement annuel en or !

Les instincts d’errance et de fureur guerrière propres aux Germains

et aux cavaliers indoeuropéens leur permirent de se rapprocher et

de créer une civilisation originale. Les Goths empruntèrent aux Sar

mates l’emploi du chariot, du cheval et de la cuirasse à lamelles, du

casque pointu, de l’épée longue à deux mains et de la longue lance,

peutêtre de l’étrier, mais refusèrent d’utiliser l’arc. La cavalerie

lourde devint leur arme essentielle, mais ils ne pratiquèrent pas la

charge massive. Ils préfèrent le combat individuel, tel que nous le

décrivent plus tard leurs épopées, préfigurant par là les chevaliers

médiévaux. Ils adoptèrent aussi l’art des steppes. Les nécropoles

gothiques de Tcherniakov, au sud de Kiev, et de Nikolaïevskaïa, en

Crimée, datées du IIIe siècle, nous montrent l’apparition des fibules

ansées avec des filigranes et des incrustations de pierres précieuses.

Le goût germanique pour les lignes courbes s’allie aux représentations d’animaux s’entredévorant dont nous avons déjà parlé. Lorsqu’ils se portent au combat, à la fureur nordique qu’expriment la

casques à cornes de taureaux et les masques en gueule de loup, répond

l’épouvante que répandent les étendards sarmates des dragons à li

gueule ouverte montés sur une hampe dans lesquels siffle le vert

comme dans une manche à air. Mais les Goths restent des Germains

par leur langue qu’ils imposent, les runes qu’emploient des magicien

nés, leur vénération pour le dieu Gavtoz (Wotan). Si le manteau blei

ciel du roi est iranien, son épieu sacré est celui du dieu de la guerre

Le rayonnement des Goths était tel qu’il influença les Vandales et le

Quades qui devinrent cavaliers à leur tour. Ils sauront enfin facile

ment retrouver leur passé de marins en réquisitionnant les bateaw

des armateurs des cités du Bosphore Cimmérien, ou en construisant

pour se lancer sur la mer Noire. Il y a donc chez eux une remarquable»

force d’adaptation et c’est elle qui fait leur supériorité sur tous le

autres Barbares, au point que seuls ils pourront tenter de se converti

à la romanité au IVe siècle, tout en la dominant. 

Ainsi, ce long cheminement à travers les peuplades déshéritées d

l’Antiquité nous apporte une nouvelle représentation de l’histoir

universelle. Un mélange de retards et de supériorités sur les civilisa

tions des grands empires les caractérise. Tous sont encore au stade

de l’âge du fer et souffrent de l’instabilité de leurs ressources alimen

taires et de la réduction de leurs territoires. Leurs religions expri

ment leurs aspirations et leurs inquiétudes : la vie et la mort, 1a

fécondité et la guerre. Leur anarchie est générale. Mais leur rage ani

mâle de vivre qu’exprime leur art est secondée par deux technique

militaires qu’ils viennent d’adopter : la supériorité de leurs épées en

acier soudé constitue leur « force de frappe », tandis que l’emploi de

leurs navires, de leurs chevaux cuirassés ou de leurs dromadaires leu

ouvrent la conquête de l’espace, dans laquelle ils vont surpasser les

grands empires.

Activités diverses : bateau, voile, rame. Roue, traîneau, pont. Instru

ments de musique.

Alimentation : miel, hydromel, bière.

Couleurs.

Parties du corps : cou, dos, genou, barbe.

Degrés de parenté : sœur, fille, bru, gendre, cousin.

Mesure du temps.

Relations sociales : voisin. Amour, désir.

Religion : ciel, le dieu du tonnerre Perkounas > Perkele. 

La religion, d’essence naturiste et souvent mal séparée de la magie,

correspond aux étapes successives du développement de la civilisa

tion finnoise. Les esprits de la forêt mystérieuse, maîtres du gibier,

et les esprits des innombrables lacs et cours d’eau, maîtres des pois

sons, souvent des Mères, restent entourés d’une vénération particu

lière. Mais les agriculteurséleveurs tournent aussi leurs hommages

vers la terre féconde et vers le ciel fécondant, unis dans une hiéroga

mie : une TerreMère et un dieu du tonnerre et de l’orage dominent

leur vie. La ferme et la maison ont aussi un caractère sacré. Les âmes

des défunts survivent à la mort et sont l’objet d’un culte important.

Ainsi, à quelques milliers de kilomètres du monde romain, perdure

une civilisation d’une simplicité primitive, qui durera encore des

siècles, jusqu’à ce que les influences fécondantes des Slaves et des

Germains la transforment sans l’altérer totalement.

 

Dans l’histoire souvent mystérieuse du peuplement de l’Europe bar

bare, aucun problème n’est plus contesté que celui du berceau des

Slaves. Sans faire état des anciennes théories qui les localisaient sur

le Danube, ou, non sans mépris, dans les marais du Pripet, on a

souvent tendance aujourd’hui, notamment parmi les protohisto

riens polonais, à placer leur habitat premier dans les vallées moyen

nes de l’Elbe, de l’Oder, de la Vistule et du Boug baltique. Certains

pensent même que les ProtoSlaves peuvent être les porteurs de la

« civilisation de la Lusace », détruite vers 500 par les incursions des

Scythes, ou qu’ils se sont glissés dans la zone qu’elle couvrait à la

faveur de ces incursions. Il nous paraît que c’est mal tenir compte

des régions occupées pendant la seconde moitié du i » millénaire par

les Celtes, par les Germains et surtout par les Baltes, dont le territoire

se trouverait réduit, au mépris du témoignage de l’archéologie. Au

surplus, le slave commun n’a pas de mot pour désigner le hêtre

(Fagus silvatica), dont la limite orientale est une ligne joignant Kali

ningrad (Kônigsberg) à Odessa, et il empruntera au germanique le

nom servant à le désigner, ce qui exclut nettement un habitat pre

mier à l’ouest de cette ligne, quels qu’aient pu être les changements

de climat, certainement modestes depuis le Ier millénaire av. J.C. Ce

n’est qu’aux abords de l’ère chrétienne que les Slaves descendront la

Vistule et beaucoup plus tard qu’ils déferleront dans la plaine entre

Vistule et Elbe, au moment où les grandes migrations des Germains

vers l’ouest videront cette aire d’une partie de ses habitants.

Les partisans de la théorie d’un habitat très occidental des Slaves

sont obligés d’admettre qu’une lente migration, tout au long du

Ier millénaire av. J.C., les a amenés vers l’est dans les vallées du

Dniestr, du Dniepr et peutêtre du Donetz et du Don, donc en con

tact avec les tribus iraniennes, Scythes puis Sarmates. Quant à nous,

nous estimons que l’habitat des ProtoSlaves est non la zone Elbe

Vistule, mais une vaste aire oblongue située à l’est des Carpates, dans

les vallées moyennes du Dniestr, du Boug pontique et du Dniepr,

entre les Baltes au nord et les Iraniens au sud. Dans les récits scythi

ques d’Hérodote, ces ProtoSlaves sont, à notre avis, non les Neures,

qui sont les Baltes, mais les « Scythes paysans », que l’historien loca

lise entre Neures et Scythes, dans une zone intérieure, à cheval sur

le Dniestr, le Boug, le Dniepr et remontant au nord jusqu’à la ville

de Gerrhos, qui peut être cherchée près de Kiev, donc aux confins

immédiats des Neures. On ne s’étonne pas trop que, tout en les dis

tinguant, Hérodote confonde en partie les Scythes et les Slaves, qui

devaient être passablement iranisés.

Vers l’ère chrétienne, les Slaves amorcent des mouvements, prodro

mes de leurs vastes migrations ultérieures vers le sudouest, le nord

et le nordouest. Certains éléments sporadiques franchissent les Car

pates et s’installent dans le Banat et en Croatie, où des toponymes

anciens témoignent de leur avancée. Au nord de leur aire principale,

ils progressent dans les vallées du Dniepr, du Pripet, de la Desna, où,

entre le IIe siècle av. J.C. et le n6 siècle ap. J.C., on voit apparaître, à

côté des villages baltes qu’ils n’éliminent pas, des établissements

plus grands faits de huttes à moitié souterraines. Vers le nordouest,

l’archéologie montre que la culture balte tend à disparaître des val

lées supérieures du Dniestr et de la Vistule aux IIe et 1er siècle av. J.C.

au profit d’une culture nouvelle — ou peutêtre seulement renouve

lée — qui subit fortement l’influence civilisatrice des Celtes des Car

L’habitat des Slaves (Scythes paysans), d’après les trouvailles archéologiques : civi

lisation des champs d’urnes cinéraires dite de Zaroubintay (d’après I. Koukha

renko).

pâtes, visible dans les objets manufacturés en terre ou en métal et

dans les nombreux trésors de monnaies celtiques. Ses porteurs sont

des Slaves, les Vénètes ou Vénèdes, qui prennent la place des Baltes

et s’avancent jusqu’à la Baltique dès le Ier siècle de notre ère. 

Ces Vénèdes posent à l’historien un difficile problème. Au Ier siècle

de notre ère, Pline l’Ancien les mentionne sur la Vistule et Tacite les

place aux extrémités de la Germanie : « Tout ce qui s’élève de monts

et de forêts entre Peucins et Fennes est rempli de leurs courses et de

leurs brigandages » : localisation peu précise, qui équivaut à dire

entre Danube et Baltique ! Au siècle suivant, le géographe Ptolémée

appelle la Baltique golfe Vénède et les Carpates monts Vénèdes. Les

Vénèdes (les Blonds) sont considérés par les Anciens soit comme des

Germains, soit comme des Sarmates ; mais, quand ils apparaissent

dans les textes médiévaux, à partir du VIe siècle, les Vénèdes ou Wen

des sont toujours donnés comme des Slaves. On peut donc supposer

que les Vénèdes, qui occupent peu à peu toute la vallée de la Vistule,

mais qui ne sont encore au i » siècle que des bandes de migrateurs

pillards, sont les premiers Slaves mentionnés dans des textes après

les « Scythes paysans » d’Hérodote.

Le nom de Slaves, ou mieux dans leur langue Slovène, qui désigne

l’ensemble de leurs tribus (les Glorieux ou les Bavards ? à moins qu’il

ne s’agisse d’un vocable tiré d’un toponyme), apparaît peut-être

pour la première fois dans Ptolémée, mais il ne deviendra courant

qu’à partir du VIe siècle. Toutefois l’unité de leur civilisation est

encore grande, marquée notamment par l’unité de la langue, un

parler indo-européen qui entretient des rapports particulièrement

étroits avec le balte.

À l’époque considérée, les Slaves sont depuis des siècles installés

comme des sédentaires agriculteurs. Ils sont organisés en petits grou

pements familiaux pratiquant la communauté des terres (les zadrusa

du Moyen Âge), réunis en clans et tribus très indépendants les uns

des autres.

La société a perdu son caractère tri-fonctionnel : elle ne connaît plus

de caste sacerdotale et la guerre ne joue qu’un rôle secondaire. La

masse des hommes libres, paysans et à l’occasion soldats, participe

à l’assemblée du peuple. Elle est dominée par l’aristocratie des chefs

de clan et de tribu, connus au Moyen Âge sous le nom de zhupan,

mais il n’y a pas d’autorité supérieure et les Slaves devront emprun

ter au germanique le mot kuning dont ils désigneront le prince. Les

esclaves (prisonniers de guerre et leur descendance) sont nombreux,

mais bien traités.

La civilisation matérielle ne diffère guère de celle des Baltes : agricul

ture et élevage, industrie du tissage et métallurgie du fer, commerce

facilité par les grandes artères fluviales. Le slave commun appelle le

bateau korabli, mot dérivé du grec karabion, ce qui montre bien les

rapports avec les négociants grecs de la côte. Les villages sont de

petites agglomérations agricoles fortifiées le long des cours d’eau. 

Les maisons, à demi souterraines, sont faites de poutres juxtaposées

réunies par de l’argile ; elles comportent une seule pièce, avec un

foyer. On y a trouvé de la céramique, soit locale, soit importée des

villes grecques de la côte. À côté, des silos et des resserres avec des

instruments aratoires. Les cimetières sont des champs d’urnes ciné

raires, avec un mobilier funéraire (vases de céramique lustrée avec

des restes de provisions, objets métalliques).

Faute de sources littéraires, la vie des Slaves ne peut guère être évoquée de manière concrète que par le texte d’Hérodote, beaucoup plus ancien que la période que nous étudions : il est vrai que, dans ce monde patriarcal et traditionnel, l’existence n’avait guère dû changer en quelques siècles dans les steppes ukrainiennes. Hérodote dépeint les campagnes baignées par le Borysthène (= Dniepr), auquel nul cours d’eau sinon le Nil ne saurait être comparé : « II est le plus

utile aux hommes ; il procure au bétail les pâturages les plus beaux

et les plus riches, il donne à profusion les poissons les meilleurs... 

Les semailles donnent sur ses bords des récoltes remarquables et aux

endroits où l’on ne sème rien pousse l’herbe la plus épaisse. » Bien

fixées à la terre, les populations pratiquent une agriculture et un

thes, mais bien paysans. Ailleurs, le bon historien rapporte qu’ils

cultivent le blé pour le vendre et de fait les fouilles ont révélé des

silos importants.

La religion est particulièrement mal connue et l’on ne discerne plus

si elle formait un système théologique construit. On peut cependant

remarquer que l’influence des proches Iraniens a été considérable. 

Elle est sensible dans l’emprunt de mots nombreux appartenant au

domaine religieux (adorer, craindre, invoquer, paradis, saint...) et

dans l’adoption de certains dieux. L’univers divin des Slaves semble

dualiste, avec de bons et de mauvais dieux, ce qui serait aussi un

apport iranien.

On connaît le nom de quelques grandes divinités. Perun (le Frap

peur), dieu du tonnerre, est le maître de l’univers (cf. balte Perkou

nas et sanscrit Parjanya). Svarog (le Chaud) est un dieu guerrier,

dispensateur de la chaleur solaire et de la virilité et qui peut revêtir

maintes formes animales. Vêles est le dieu protecteur des serments,

mais la similitude de son nom avec les vêles (âmes des défunts) des

Baltes laisse peutêtre entendre que c’était un dieu des morts. Une

seule déesse, Mokos (Humidité), qui doit être un emprunt aux Ira

niens adorateurs d’Anâhitâ, elle aussi en liaison avec l’humidité. Au

témoignage précieux de Procope (VIe siècle), les Slaves honorent

aussi les Nymphes, les rivières et d’autres esprits ; à tous leurs dieux

ils offrent des sacrifices, au cours desquels ils pratiquent la divina

tion. Les défunts sont brûlés et leurs restes enterrés dans des urnes ;

mais, dans la zone la plus proche des Sarmates, se répand l’usage de

l’inhumation.